Les ambiances qui accompagnent nos quotidiens

partie 1

Tout le monde a une idée de ce qu’est une ambiance. On sait qu’elles influencent nos sens et notre humeur. Bien qu’elles fassent partie de notre quotidien, il est facile d’oublier leur présence.

Qu’est-ce qu’une ambiance ?

On qualifie communément une ambiance de chaleureuse, d’agréable, d’intime. On la décrit par l’affect qu’elle produit, par ce qu’elle nous fait ressentir. À la différence de l’événement qui nous fait réagir, une ambiance nous induit dans un état, dans une humeur. Nous la rapprochons souvent de nos conceptions de l’atmosphère, du ton, du sentiment, du climat, et ce dans un espace et/ou d’un temps donné.

Une ambiance est composée d’un réseau de stimuli aux différents registres sensoriels (vue, ouïe, odorat, toucher, etc.) et esthétiques qui affectent notre disposition, notre humeur et nos pensées. Ces stimuli peuvent être naturels ou artificiels, et leur degré d’influence dépend de plusieurs facteurs, dont la plupart sont propres à chacun.e : notre état de santé, notre état d’âme ou notre sensibilité. Ainsi, la lumière blanche des pharmacies, la musique douce d’un café, l’odeur appétissante d’un restaurant, ou encore le velours brossé des bancs d’une salle de spectacles peuvent nous affecter de manière différente d’une fois à l’autre, selon comment on se sent.

On peut très bien ressentir une ambiance sans percevoir directement la source des stimuli qui la composent. On peut même oublier complètement leur présence – on peut ne pas réaliser que cette ambiance existe et quand même bénéficier de ce qu’elle dégage. Bien entendu, une émotion forte peut prendre le dessus sur la capacité d’une ambiance à nous affecter, mais une exposition prolongée à une ambiance réconfortante, sereine ou apaisante peut nous aider à retrouver une certaine équanimité. C’est l’une des raisons pour lesquelles une marche en forêt, par exemple, peut nous aider à retrouver un peu de calme.

Nous avons aussi la capacité d’influencer, de créer ou de générer des ambiances. On peut tamiser les lumières et allumer des chandelles pour créer une ambiance romantique, ou encore disposer nos meubles, plantes et objets de façon à créer une ambiance chaleureuse. Les arts, et particulièrement la musique et le son, ont la capacité de créer des ambiances uniques et recherchées.

Un silence qui emplit la pièce

Dans les années 50, John Cage a bouleversé le monde de la musique avec la présentation de sa pièce 4’33”, ou «quatre minutes trente-trois secondes de silence». Un musicien assis devant son instrument n’en tirait aucune note pendant quatre minutes trente-trois secondes. Un silence est joué, mais la pièce 4’33” n’est pas complètement silencieuse. Elle expose l’ambiance sonore du lieu où se trouve l’auditoire. L’attention est dirigée vers les sons d’ameublement de notre espace et même la qualité acoustique de ce dernier qui, on comprend, font partie de l’expérience sonore.

L’inspiration pour la « composition » de 4’33” est venue à Cage après une visite à la chambre insonorisée de l’université Harvard vers la fin des années 40. Plutôt que d’y trouver le silence, Cage avait entendu ceci :

« J’entendis deux bruits, un aigu et un grave. Quand j’en ai discuté avec l’ingénieur responsable, il m’informa que le son aigu était celui de l’activité de mon système nerveux et que le grave était le sang qui circulait dans mon corps. » (James Pritchett, The Music of John Cage)

Réalisant que le véritable silence n’existait pas, Cage voulait souligner l’importance des bruits ambiants du quotidien, la ventilation, la toux, des chuchotements. Il y avait, avec 4’33”, une certaine intention de nous faire prendre conscience de l’ambiance d’une salle de spectacle.

La musique d’ameublement

Une autre manifestation ambiante en musique remonte au début du XXe siècle. Le compositeur français Erik Satie imaginait une musique d’ameublement, assez présente pour adoucir un moment, mais assez effacée pour ne pas déranger :

« Nous devons faire naître une musique qui soit comme un meuble, une musique, donc, qui fera partie de l’environnement, qui le prendra en considération. Je l’imagine mélodieuse, adoucissant les bruits des couteaux et des fourchettes, sans les dominer, sans s’imposer. Elle comblerait ces lourds silences qui s’installent parfois entre des amis qui dînent ensemble. Il leur éviterait de prêter attention à leurs propres remarques banales. Et en même temps, il neutraliserait les bruits de la rue qui s’immiscent si indiscrètement dans le jeu de la conversation. Faire un tel bruit répondrait à un besoin. »

La Muzak

Cet aspect fonctionnel de la musique d’ambiance a d’ailleurs été fortement exploité par l’entreprise Muzak qui a développé à la moitié du 20e siècle ce qu’on appelle communément la musique d’ascenseur :

« un produit musical spécialement préparé, portant le même nom que la compagnie, surtout [diffusé] dans des endroits publics où il vise à stimuler psychologiquement et de manière spécifique ses auditeurs, sans attirer indûment l’attention ou exiger une écoute trop consciente. ». (L’Encyclopédie canadienne)

L’entreprise décrit elle-même son produit comme « une musique dont on a retiré l’aspect divertissement ». Son aspect purement fonctionnel sert à réguler nos comportements dans l’espace public, en transit ou en milieu de travail. Aujourd’hui, le terme muzak désigne une musique d’ambiance impersonnelle, aseptique et générique.

La musique ambiante

Considérée comme avant-gardiste dans les années soixante-dix, ce qu’on appelle aujourd’hui la musique ambiante – ou ambient – se différencie de Muzak par son aspect plus libre, créatif et recherché : l’appréciation esthétique de l’œuvre importe au moins autant que sa fonction d’ameublement.

Selon Brian Eno, qui a popularisé le terme ambient en 1978, la musique ambiante « doit pouvoir accommoder plusieurs niveaux d’attention d’écoute sans en imposer un en particulier ; elle doit être aussi périphérique qu’intéressante. » ( Brian Eno, Ambient 1 : Music for Airports [1978] )

Dans les mêmes années au Japon, la musique minimaliste d’Erik Satie gagnait en popularité. On parlait d’un quiet boom tellement le public était avide des représentations des Gymnopédies et Gnossiennes du compositeur français. Dans les années 80 à 2000, une nouvelle génération de musicien.e.s, comme Midori Takada, Chihei Hatakeyama, Hiroshi Yoshimura et Takashi Kokubo ont contribué de manière significative à l’essor du genre.

Dorénavant, la musique ambiante ne sert plus seulement qu’à meubler le silence, mais aussi à fournir un espace sonore agréable où notre attention peut errer. Elle peut être écoutée, ignorée et contemplée : cette liberté de conscience brouillant la limite entre nos espaces physique et mental nous procure un sentiment d’apaisement.

C’est l’une des raisons pour lesquelles elle accompagne aujourd’hui les activités quotidiennes de centaines de milliers de personnes. Partout sur la planète, des gens la font jouer en arrière-plan pendant qu’ils préparent un repas, font du ménage, étudient, lisent, marchent, courent, pratiquent le yoga ou la méditation.

Loin de devenir une distraction supplémentaire, la musique ambient peut simplement meubler un silence ou donner l’impression d’être en nature.

Une recherche rapide sur Youtube nous révèle des milliers de compositions ambiantes et d’ambiances sonores qui durent parfois des heures et accumulent des millions de vues. Ce succès s’explique en partie par la place que prend désormais notre consommation de médias au quotidien. Entre notre téléphone intelligent, notre tablette et notre ordinateur, on peut dire que notre attention se partage entre communications, tâches, navigation, jeux et distractions. La musique et la vidéo ambiante nous offrent une toile de fond souvent agréable ou relaxante qui n’accapare pas notre attention, mais qui accompagne en douceur nos occupations.

Une musique qui fait du bien

Depuis mars 2020, la musique ambiante et les paysages sonores ont la cote sur Spotify. Dans un article de Philippe Renaud paru en janvier 2021 dans le Devoir, le musicothérapeute Dany Bouchard suggère que ce succès est « d’ordre purement fonctionnel » :

« En confinement, les gens doivent faire davantage de télétravail. Donc, la musique peut prendre de l’importance durant ces moments puisque les gens ne sont pas dans leurs cadres de travail habituels. […] La musique ambient remplit le fond sonore, comme si ça nous permettait de nous rendre mieux conscients de nous-mêmes, dans le moment présent. Comme une sorte de voile masquant les distractions — ce qui peut paraître paradoxal puisque la musique peut être une distraction en soi. [Les caractéristiques de cette musique] font qu’elle n’a pas nécessairement un rythme ou une mélodie qui reviennent, on est plus sur l’exploration des textures sonores, de la qualité des sons. »

L’auteur Philippe Renaud poursuit :

« Le tempo, le timbre, le mode d’une pièce musicale peuvent avoir un effet d’ordre biologique sur l’auditeur », notamment sur le rythme de notre respiration, qui peut s’accélérer ou ralentir, selon ce qu’on écoute.

Dans son livre Ocean of Sound: Ambient Sound and Radical Listening in the Age of Communication (2001), David Toop partage comment l’écoute de musique ambiante en milieu urbain lui permet de mieux prendre conscience de son environnement. L’espace mental calme qu’apporte la musique ambiante constitue une couche sonore sécuritaire qui adoucit les vacarmes propres à la ville. Ces bruits intenses desquels nous cherchons habituellement à nous protéger deviennent ainsi plus tolérables, et nous affectent moins.

On dit souvent de la musique ambient qu’elle est un « régulateur apaisant », qu’elle nous permet « d’autoréguler nos humeurs ». Sa présence, même discrète, forme un arrière-plan sonore qui peut prendre autant de formes qu’il existe de sous-genres ambient. Les compositions aérées caractéristiques des œuvres sonores ambiantes laissent l’attention de l’auditoire valser entre la musique et le paysage sonore qui les entoure.

(partie 2 à venir)

Sources

Beckwith, John, « Muzak », l’Encyclopédie Canadienne, 7 février 2006.

Clément, Éric, « Méditatif, l’art apaise », La Presse, 14 novembre 2020.

Eno, Brian. “Ambient Music”, Liner Notes, Ambient I, Music for Airports, EG, record, 1978.

Pritchett, James, The Music of John Cage, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, 223 p.

Renaud, Philippe, « L’ambient, prescription musicale du confinement », Le Devoir, 9 janvier 2021.

Toop, David, Ocean of Sound: Ambient Sound and Radical Listening in the Age of Communication (2001), Serpent’s Tail, 2021Yuen, Michelle, et al., « COVID-19’s Effect on the Global Music Business, Part 1: Genre », Chartmetrics, 23 avril 2020.